Economie Matin
– le 17 décembre 2021
Ces dernières années les réflexions autour de la création de monnaies numériques banque centrale (MNBC) s’intensifient. Ces réflexions s’inscrivent dans une période de transformation digitale de l’économie touchant aussi bien le secteur interbancaire que le réseau de détail et symbolisée notamment par la montée en puissance des crypto-monnaies. On voit désormais que les plus grandes plateformes d’échange atteignent la taille de banques commerciales.
Les banques centrales ont tout intérêt à saisir l’opportunité de créer leur propre monnaie numérique afin de ne pas laisser la création de monnaies alternatives aux mains d’acteurs privés peu ou non réglementés à l’image des BigTechs, et de rester attractives auprès des différents acteurs économiques. Les pays émergents sont au coeur de cette tendance, où face à la croissance exponentielle des crypto-actifs « purs » ou stable coins, les MNBC – et les MNBC de détail en particulier – pourraient non seulement contribuer à sécuriser le système financier local, mais aussi constituer une opportunité de consolider la souveraineté monétaire de ces régions.
La captation d’un marché peu bancarisé dans un cadre de sécurité et de liquidité
L’efficacité de la mutation des technologies utilisées dans les paiements interbancaires n’est plus à prouver. Les caractéristiques des monnaies numériques permettent de pallier la perte de vitesse de l’industrie bancaire traditionnelle et de réduire les coûts de gestion et de transactions. Les pays émergents sont, pour la plupart, dans une configuration où leur population éloignée des zones économiques est faiblement bancarisée, au profit de transactions réalisées localement en cash ou plus récemment en crypto-actifs, rapides et peu coûteuses. En effet, les crypto-monnaies émises par des acteurs privés – et notamment les stable coins (plus proche des MNBC par nature) – allient ces caractéristiques pour s’imposer comme vecteur majeur d’inclusion financière dans ces zones géographiques où le digital est très prisé. Les paiements et transactions via un « wallet » électronique répondent parfaitement aux besoins de gestion individuelle et instantanée des utilisateurs locaux, qui plus est en adéquation avec le contexte sanitaire.
En revanche, le manque de régulation de ces émetteurs privés ne permet pas de satisfaire les principes de stabilité et de souveraineté de la monnaie. De fait, la stabilité financière est rapidement en risque dès lors que la demande de stable coins non collatéralisés s’emballe sans pouvoir assurer de liquidité. La souveraineté sera, elle, mise à l’épreuve en cas de domination du marché des monnaies numériques par un ou quelques acteurs privés émetteurs de stable coins, ou si la plupart des stable coins sur le marché sont adossées à des devises étrangères au pays dans lequel elles circulent.
C’est là que l’offre de cryptos existante – en tant que mise à disposition d’un moyen de paiement et unité de compte – nécessite d’être à minima complétée par la mise en circulation de MNBC de détail en tant que réserve de valeur. En effet, dans la mesure où une banque centrale garantit la valeur de sa monnaie (numérique ou non), la diffusion d’une MNBC respecte bien les conditions de maintien de la stabilité monétaire, et sa mise à disposition en tant que moyen de règlement interbancaire reste clairement le plus sûr et le plus liquide dans l’exécution des transactions financières. Les pays émergents visant à asseoir en priorité la solidité de leur monnaie par la confiance auront alors intérêt à opter pour une monnaie banque centrale, à l’instar de ce que mettent en place certains pays d’Afrique comme le Nigeria via le eNaira.
Un moyen de lutter contre le blanchiment et le financement du terrorisme dans ces zones prioritaires
Bien que les MNBC soient un équivalent du cash en termes d’approche, la différence s’observe sur la traçabilité des paiements. Là où le cash ne laisse pas de trace des transactions passées, celles effectuées en monnaie numérique via un portefeuille dédié permet un audit de l’historique. Il pourrait tout à fait être requis dans la lutte contre les tentatives de fraude, de blanchiment d’argent ou de financement du terrorisme. Ce changement de paradigme est d’autant plus impactant pour les autorités que la corrélation est forte entre l’existence de ces activités illégales et les failles financières des pays émergents.
En parallèle, dans l’optique d’éviter l’anonymat total des utilisateurs et les dérives illicites associées, la réglementation sur l’identité numérique dans les pays émergents doit également être un enjeu prioritaire dans les années à venir, dans la lignée des règlements européens tels que AML ou eIDAS 2.0 (Electronic Identification Authentication and Trust Services) visant à renforcer l’identification électronique des utilisateurs. Ainsi une transaction sera soit soumise à la validation ou non du statut de la monnaie numérique échangée, soit dépendante de l’identité des contreparties de la transaction. Dans ce dernier cas, l’utilisateur pourrait être obligé de renseigner au préalable des informations liées à son statut civil (nom, prénom, nationalité, adresse, lieu de naissance) mais aussi sur son statut social (diplôme, statut familial, entreprise et fonction). Ces éléments croisés aux facteur de risques LCB/FT permettra d’anticiper ou remonter plus facilement aux opérations frauduleuses ainsi qu’aux utilisateurs ou réseaux d’utilisateurs impliqués.
Dans le même temps, l’enjeu réside à se conformer aux règles de protection des données personnelles des utilisateurs. L’alternative à la monnaie fiduciaire permet de capter un grand nombre d’utilisateurs hors radar bancaire en pays émergents, et ne doit pas être compromise par un sentiment généralisé de contrôle abusif venant entraver la confiance dans ces nouvelles monnaies numériques. Car au-delà d’un contrôle ciblé des données personnelles dans le cadre d’un délit, on connait désormais l’importance de ces données dans les choix stratégiques des banques à des fins commerciales poussant à certaines dérives potentielles. Une supervision sera donc nécessaire et le choix de la technologie de gestion des MNBC à adapter pour préserver les libertés des utilisateurs.
Un marché réglementé pour encadrer les tensions inflationnistes et assurer la souveraineté monétaire
Au-delà du cas très parlant des pays émergents, on constate globalement la nécessité de mettre en place des offres protéiformes de monnaies numériques, complémentaires en fonction des objectifs des acteurs privés, publics et les utilisateurs finaux. Une cohabitation entre crypto-monnaies « pures », stable coins et MNBC est inévitable. Le point central reste de ne pas laisser une place trop importante aux acteurs privés d’une part, et d’autre part aux monnaies adossés sur des devises non locales pour l’équilibre monétaire – et d’autant plus pour les zones monétaires ou pays en développement. Là où les MNBC préserveront les caractéristiques que porte intrinsèquement une monnaie (stabilité et souveraineté) comme pilier de la zone économique ou du pays concerné, des stable coins indexés en devises du pays ou de la zone monétaire locale viendra amoindrir la domination monétaire du dollar référent pour la plupart des stable coins globaux. Reste alors à adapter la déclinaison opérationnelle de diffusion de ces monnaies : process de traitement et de gestion des transactions et des coûts, choix des intermédiaires et des technologies, contraintes de détention des monnaies, etc. A noter que cette déclinaison devra s’opérer dans un contexte d’encadrement réglementaire plus abouti, à l’image de la réglementation MiCA pour les cryptos actifs purs et stable coins. La concurrence entre monnaies et les failles du système laisse entrevoir un bel avenir à cette régulation d’un nouveau genre.
Par Harry Poels, Project Manager chez Square.