Economie Matin
– le 25 mars 2021
La chaine de valeur, un paradigme épuisé
Les années 90 marquent une rupture. En 1994, des acteurs économiques d’un nouveau genre comme Yahoo ! apparaissent avec le développement du Web, qui compte alors 2738 sites. Internet révolutionne l’économie. Une bulle spéculative naît, grandit puis éclate en 2001. Les plateformes à clientèle multiple représentent un des fondements de l’économie en ligne encore aujourd’hui. Ces marchés dits « biface » (Armstrong 2002., et Rochet, Tirole 2003) reposent sur la simplification des interactions entre deux types d’agents, sans relation verticale au sein d’une filière, grâce à un intermédiaire. Les chaînes de télévision qui rassemblent téléspectateurs et annonceurs, en sont l’exemple le plus populaire : les coûts et les bénéfices sont présents sur les deux faces d’un marché. La valeur du service offert dépend du nombre d’utilisateurs. Prenons le cas des agences immobilières qui mettent en relation vendeurs et acquéreurs d’un bien immobilier. Avec les plateformes, la création de valeur ne provient plus de l’achat d’un produit, mais d’une transaction de données en retour d’une expérience.
Dans les deux décennies qui suivent, certaines entreprises, encore enfermées dans un paradigme de chaine de valeur, ne comprennent pas les nouveaux risques associés à l’économie de l’information et les trois principaux changements induits.
Premièrement, l’infrastructure de traitement de l’information est devenue une fonction opérationnelle et non plus de support, elle contribue directement à la création de valeur : sans données, pas de mises en relations possible.
Ensuite, ce qui constitue l’avantage concurrentiel est la capacité de la firme à se réinventer, ce qui sous-tends une capacité à organiser ses compétences pour faire face à un rythme intense de nouveaux développements innovants et à l’incertitude (Prahalad, Hamel., 1994). Ceci appelle à une polyvalence accrue et intégrée, ainsi qu’à de très fortes expertises, ce qui va à l’encontre des externalisations passées.
Enfin, la création de valeur ne peut plus être linéarisée ni séquencée, puisqu’elle est atomisée et « partagée entre plusieurs acteurs qui forment des écosystèmes d’innovation » (Kapoor, 2018).
La boucle de valeur, un gage de liberté !
La plateforme qui propose des services de fournisseurs à des consommateurs apporte des bénéfices à quatre voire cinq parties prenantes. C’est le cas par exemple d’une plateforme qui met en relation des créateurs de jeux à des clients et qui comprend de la publicité ciblée à une population tierce. Dans ce type de schéma, l’écosystème d’innovation s’étend à partir de quatre types d’agents et voit s’accroître par corrélation volume de données et valeur à partager.
Acteur clé de cette transformation, l’architecte de la plateforme agit en chef d’orchestre de l’écosystème. Il fonde une boucle formée d’un cycle de capture de valeur qui alimente un cycle de création de valeur. Le premier cycle revient à acquérir de la donnée en temps réel en vue de nourrir le second cycle de production de contenu (selon le principe du consultant Hardin Tibbs). Ces deux cycles forment ainsi une boucle de valeur sans fin tel un serpent qui se mord la queue : l’ouroboros. Ainsi, la logique linéaire ou « cradle to grave » (du berceau à la tombe) fait place à un écosystème de création de valeur en boucle pouvant être qualifiée de « cradle to cradle » (du berceau au berceau). En réalité l’adoption de la plateformisation s’explique par la simplicité qu’elle propose. Elle augmente les interactions puis le volume d’échanges, sans mesures en comparaison à l’économie linéaire. Tencent Music en est un exemple : en 2019, l’entreprise comptait au total 661 millions d’utilisateurs mobiles actifs par mois dont 35,4 millions d’utilisateurs payants.
Plus qu’une transformation technique, il est essentiel de comprendre que la plateformisation est une mutation économique. Elle transforme aussi bien le rôle de l’entreprise dans son écosystème que son modèle de revenu. Cette transformation est accessible à la grande majorité des entreprises, quel que soit leur taille ou leur domaine d’activité. Cependant il est indispensable de ne pas se focaliser sur des moyens tels que l’APEisation, mais plutôt réfléchir à comment ouvrir de nouveaux espaces stratégiques. La plateformisation offre l’opportunité de repenser comment et avec quels partenaires cocréer de la valeur et pour qui. C’est l’opportunité de s’affranchir de filières et stimuler des échanges entre des acteurs qui ne se sont pas encore rencontrés. La plateformisation est stratégique car elle questionne la vocation des entreprises.