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Focus RH

– le 26 octobre 2022
En mai 2022, la Direction des Douanes a annoncé un déficit de la balance commerciale record, de près de 85 milliards d’euros, le plus haut depuis 1975. Ce déficit est expliqué notamment par une importation trop importante des biens manufacturés et une exportation trop faible de ces biens. La création d’un ministère mentionnant la « souveraineté industrielle » peut être considéré comme un message fort en faveur d’une réindustrialisation et d’une relocalisation sur le sol national dans le but de limiter la dépendance extérieure.
Malgré plusieurs plans déployés par les gouvernements successifs depuis des décennies, le déficit de la balance commerciale ne cesse de se creuser depuis les années 2000. La France entretient donc une dépendance forte vis-à-vis de ses partenaires commerciaux notamment dans des secteurs stratégiques (pharmaceutique, automobile, pétrole). En guise de programme économique et pour répondre à ces enjeux, le président-candidat Emmanuel Macron a lancé il y a quelques mois le plan France 2030. Ce plan d’investissement de 30 milliards d’euros doit répondre à ces enjeux de réindustrialisation et de souveraineté mais également de décarbonation de l’économie. Mais sera-t-il suffisant pour enclencher une réindustrialisation pérenne et durable ?

Une situation qui se creuse depuis des décennies malgré une succession de plans d’actions

Depuis les années 1970, nous assistons à un déclin progressif de notre industrie et à une destruction importante d’emplois industriels, développant ainsi une certaine dépendance vis-à-vis de nos partenaires. De facto entre 1974 et 2019 nous avons assisté à la destruction de 2,5 millions d’emplois industriels (1). De plus, la part de l’industrie dans la valeur ajoutée a diminué de 12 points entre 1980 et 2019 suite à des délocalisations et des externalisations vers des pays à bas coût. Plus insidieusement, l’appareil productif échappe au contrôle des entrepreneurs français puisque, toujours selon L’INSEE, 36 % de l’emploi salarié industriel est sous contrôle étranger (2). Cela s’explique également par une priorisation sur le développement des services à l’instar des biens manufacturés.

Les politiques économiques déployées pour redresser notre industrie depuis 2012 se sont multipliées. La création, en 2012, du ministère du redressement productif et la promotion du “Made in France” a voulu proposer une perspective nouvelle, notamment à travers ses 34 plans de reconquête industrielle (3) et les Objets de la Nouvelle France Industrielle (ONFI). Cela a permis une prise de conscience des entrepreneurs et des citoyens et un regain pour le made in France en faveur des territoires. Enfin, depuis 2017, ce sont majoritairement des politiques économiques dites “d’offre” qui ont été déployées (CICE, baisse de charges et d’impôts de production pour les entreprises, loi PACTE…) ainsi que la volonté de voir émerger des nouvelles licornes (notamment dans le numérique) avec la French Tech.

Cependant, force est de constater que ces initiatives se sont révélées globalement inefficaces. Malgré la volonté de l’exécutif ces dernières années pour faire émerger les champions industriels de demain, le bilan pour l’industrie est bien terne. En effet, Exotec est la seule licorne industrielle sur 25 dénombrées et le nombre de startups à vocation industrielle est estimé à seulement 1 500, soit 12 % des startups (4). En même temps, et paradoxalement, la France est un pays qui sait inventer. Selon l’INPI, la France a déposé près de 15 000 brevets (en hausse de plus de 3 % par rapport à 2020). Cela traduit un mal français qui perdure : la difficulté de transformer l’invention en véritable innovation pouvant ensuite être industrialisée. Cette tendance pourrait-elle être contrecarrée avec la mise en place du plan France 2030 ?

France 2030 : un nouveau plan qui va (vraiment) changer la donne ?

L’analyse des plans d’investissement passés laisse penser que la réindustrialisation passe majoritairement par le financement de nouvelles technologies. Le plan France 2030 est bâti dans cette veine et selon le site de l’Élysée : c’est « un plan d’investissement massif pour faire émerger les futurs champions technologiques de demain et accompagner les transitions de nos secteurs d’excellence » afin de « redevenir une nation d’innovation et de recherche ». On évoque le terme d’innovation mais cela semble insuffisant au regard des enjeux du secteur industriel.

Il n’en demeure pas moins que la France se classe 11ème en termes d’innovation, derrière 7 nations européennes : la Suisse, la Suède, le Royaume-Uni, La Hollande, La Finlande, le Danemark et l’Allemagne (5). Cela démontre bien que la France est davantage une nation d’inventeurs que d’innovateurs. Nous ne parvenons pas à industrialiser la recherche réalisée pour des raisons fondamentalement culturelles. Le plan France 2030 se focalise sur des “objets”, des technologies et des objectifs industriels (notamment pour la décarbonation et l’automobile) alors qu’il devrait prendre davantage en compte la dimension de l’acculturation à la gestion de l’innovation notamment auprès des dirigeants et des managers intermédiaires.

En effet, il existe un tropisme technologique et un mythe selon lequel il suffirait d’inventer puis fiabiliser l’invention pour qu’elle rencontre son marché. Cette culture qui persiste s’explique notamment par des générations de décideurs, ingénieurs comme commerciaux, qui n’ont pas été formés aux mécanismes de transformation de l’invention en innovation ni en cursus initial ni en parcours de formation continue. Des modèles tels que celui de l’intéressement se sont peu diffusés en entreprises alors qu’ils expliquent justement “A quoi tient le succès des innovations?” (Akrich, Callon, Latour 1988). Pour cause, la encore la Recherche en Sciences humaines et Sociales reste dévalorisée en Hexagone au profit des “Sciences dures”, comme si Descartes n’avait été que mathématicien…

L’absence de la maîtrise des rudiments de la gestion de l’innovation, ici la dynamique d’adoption, engendre des prises de décisions peu construites, des retards et des postures archaïques. L’ensemble des acteurs de l’industrie française ne sont pas tous enclins à la coopétition par exemple.

Pour l’émergence d’une nation d’innovateurs

En interrogeant des membres de comités de directions, nous constatons effectivement une aisance face aux concepts technologiques (comme le métavers par exemple). A l’inverse, les concepts d’innovation managériale (comme l’innovation fractale ou la stratégie de grappe d’entreprise) ne sont pas suffisamment intégrés. L’enjeu est donc plus que jamais de changer de paradigme et passer d’un pays d’inventeurs à celui d’innovateurs. La France est capable de concevoir de nouvelles technologies, moins bien d’ouvrir des marchés innovants et donc de pouvoir les industrialiser en s’affranchissant de guerres de prix. Investir dans l’avenir n’est pas seulement une question de techniques et de conception de produit, mais elle passe aussi (et surtout) par une appropriation du concept de sociologie de l’innovation.

Il s’agit donc de faire évoluer la culture et la pensée managériale sur les questions de stratégie d’innovation à travers 5 leviers. D’abord, il est nécessaire de repenser nos organisations. Loin des effets de modes, il est question de refondre la gouvernance de l’innovation par exemple en clarifiant les rôles de la Recherche, du Développement, en institutionnalisant des directions globales de l’innovation, ce qui correspond aux enseignements des grands laboratoires de Sciences de Gestion que sont le CGS des Mines de Paris et le CRG de l’École polytechnique.

Ensuite, il semble pertinent de faire évoluer les processus d’innovation. En la matière, les phases de conception innovante amont et d’adoption de l’innovation sont encore laissées à l’abandon de méthodes hasardeuses ou inexistantes.

Par la suite, il sera nécessaire de repenser les rôles qui pourront accompagner ce changement culturel. Pour cela, les entreprises pourraient déployer des “évangélistes de l’innovation” afin de favoriser l’adoption de l’innovation et de mener à une industrialisation plus rapide. De surcroît, en soutien à ces nouveaux rôles, il est indispensable de proposer de nouveaux outils aux décideurs. En effet, il faut s’affranchir de la culture du “spray-and-pray” qui consiste à investir des budgets relativement importants sur un grand nombre de projets pour augmenter les chances de réussir.

Enfin, et c’est le plus important, cette évolution systémique ne sera possible qu’avec une formation et un accompagnement des dirigeants.

En résumé, Il s’agit donc d’investir dans la reconfiguration du système d’innovation et donc plus largement dans la culture de la gestion de l’innovation. Le déblocage d’une enveloppe France 2030 visant l’industrialisation d’une nouvelle technologie pourrait avoir comme condition de suivre une formation à la transformation de l’invention à l’innovation par le middle management.

Si le plan France 2030 ne s’accompagne pas d’un volet de transformation culturelle de l’innovation comme évoqué, il apparaît difficile d’atteindre une réindustrialisation durable. Pour retrouver notre souveraineté industrielle, il est indispensable de franchir ce tropisme du tout technologique et adopter ce changement culturel pour faire de notre nation, un pays d’innovateurs plutôt que d’inventeurs. Tout un programme donc pour le nouveau ministère de la Souveraineté industrielle.

Sources

(1) Insee et Marie Viennot, Émission « La Bulle économique », franceculture.fr, 29 août 2020

(2) Insee Première • n° 1877 • Octobre 2021

(3) www.economie.gouv.fr/files/la-nouvelle-france-industrielle.pdf

(4) www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/cge/Synthese_Startups_Industrielles.pdf

(5) www.globalinnovationindex.org/analysis-indicator

Par Arnaud Frémont, Consultant Senior et Tony da Motta Cerveira Principal Square Management.

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