Economie Matin
– le 17 août 2022
La COVID-19 a mis en exergue la dépendance pharmaceutique des pays européens aux productions chinoises et indiennes. Cette dépendance fut particulièrement importante pour les médicaments de première nécessité comme les antibiotiques ou les produits analgésiques utilisés en réanimation. Outre l’enjeu de la souveraineté sanitaire, l’ensemble des politiques industrielles pharmaceutiques aussi bien publiques que privées a été remis en question. Il était temps de réécrire les paradigmes de l’externalisation des productions en Asie en vigueur depuis plusieurs décennies.
Cet éveil tardif douloureux a néanmoins eu comme effet positif de produire un environnement propice au changement composant avec des enjeux économiques internationaux et des politiques nationales voire européennes. Les entreprises pharmaceutiques se sont donc vues contraintes de se réinventer et d’inclure dans leur « business model » une présence européenne plus importante au travers d’acquisitions, de fusions ou de séparations.
Néanmoins, même si l’envie semble très présente chez tous les acteurs de s’adapter à ce nouveau monde en rupture systémique, il apparaît qu’un changement en profondeur des « business models » nécessite de nombreuses années avant d’être opérationnel. Les raisons sont multiples : des investissements conséquents en R&D pour les chaînes de production, des rédactions réglementaires de modification des autorisations de mise sur le marché des produits, … etc. Tous ces projets ont un coût qui s’analyse par un ratio bénéfices/risques. Il ne faut pas par ailleurs négliger les résistances au changement inhérentes aux organisations des secteurs de la santé et pharmaceutique. Avons-nous finalement suffisamment de visibilité sur la situation de l’Europe dans cinq ou dix ans ?
Pour être entérinée, la volonté de changement ne peut être seulement le résultat d’une manifestation des parties prenantes sectorielles, une dynamique politique forte s’impose.
Au niveau international, la Chine et l’Inde font très souvent la loi sur les marchés des matières premières et des principes actifs avec parfois des effets dévastateurs à l’échelle mondiale. De même, plus de 60% des médicaments génériques proviennent de ces deux pays (1). Cette réalité s’est d’ailleurs matérialisée par des limitations à l’exportation au cœur même de la pandémie qui n’ont pu être débloquées que grâce à des rencontres diplomatiques à haut niveau.
Cette soumission volontaire au monopole asiatique a ainsi démontré que l’industrie pharmaceutique européenne était un géant aux pieds d’argile. Sans une réorientation majeure dans sa stratégie de production et sans appui politique fort, des pénuries de médicaments, comme celle du diurétique à base de furosémide qui a sévit aux Etats-Unis en 2021, pourraient devenir récurrente également en Europe. En France, ce furent notamment des médicaments utilisés en réanimation qui ont été en flux très tendu et sur lesquels les inquiétudes étaient grandes quant à une rupture complète du stock avec un risque vital pour les patients, comme le démontre si bien une note du Leem en plein coeur de la pandémie (2).
Toutefois, bien que la prise de conscience fût tardive, de nombreux outils visant à soutenir la réindustrialisation européenne à travers le rapatriement des capacités de production ont vu le jour aussi bien à l’échelle régionale que nationale. On peut notamment mentionner la création d’un vaste programme d’investissements de l’Union Européenne au travers d’un IPCEI (Important Projects of Common European Interest) dans le domaine de la santé en 2021 (3). Ce projet multi-pays sert avant tout à allouer des fonds pour la R&D afin d’optimiser les processus de création et donc les lignes de production. En effet, la question de la réindustrialisation n’est pas un simple transfert de démontage et remontage relocalisé des infrastructures. Il s’agit ici de réinventer l’usine et ses processus opérationnels.
Les coûts faramineux liés à des modifications de procédés confrontent les entreprises à des choix stratégiques importants. En effet, les revenus pour un produit mis sur le marché ne sont garantis que pour une période très courte (dix ans en général) en raison des limites légales des brevets et de l’arrivée des génériques utilisant la même molécule à moitié prix le plus souvent (en raison des gros volumes attendus). Le chiffre d’affaires de la décennie doit donc atteindre très souvent le milliard – le prix moyen du développement d’un nouveau produit dans l’industrie.
Ainsi, la remise en cause du statu quo par la volonté politique a un impact important sur la relation client-fournisseur qui peut permettre à l’entreprise de survivre et d’améliorer à moindre coûts.
Le secteur pharmaceutique se configure dans un monde hypernormé. Chaque changement dans les lignes de production engendre un long processus qualité avec des tests de conformité et des audits autorisant une mise en production en toute sécurité pour clients et patients.
Suite aux besoins de transformation, l’industriel se voit pris en tenaille entre la nécessité de s’adapter à la réorientation de production et ses propres objectifs financiers. La gestion concomitante de deux sites de production, l’un en mode fermeture, l’autre en mode ouverture, nécessite une gestion de projet pointue et coûteuse tant sur l’aspect logistique que sur l’aspect réglementaire. Ainsi l’entreprise devra remettre à jour l’ensemble des éléments justificatifs pour obtenir l’autorisation de vendre un médicament avec des coûts arrivant parfois à plusieurs millions d’euros. Pour justifier un tel impact et ne pas avoir à le subir à de multiples reprises, les industriels n’ont d’autre choix que de proposer des solutions plus viables, plus pérennes et moins dépendantes du contexte international. Et en conséquence la nécessité de réinvestir dans les lignes de production relocalisées avec pour objectif final de proposer le produit fabriqué à un prix compétitif pour le client. Le soutien stratégique de l’Etat apparaît donc comme un pilier au bon maintien de la relation client-fournisseur et même un moyen de levier important pour justifier la prise de risque par les parties prenantes.
Enfin, face aux changements structurels importants engendrés, à l’échelle des processus opérationnels, les modifications dans la conduite des activités humaines nécessitent une volonté organique ainsi qu’une volonté externe forte.
Il est indéniable que l’industrie pharmaceutique est une des industries les plus réglementées au monde à la vue des exigences sécuritaires élevées pour répondre au bien-être des clients finaux (les patients), mais aussi pour le niveau de technicité requis pour la production des médicaments. L’avènement depuis quelques années de l’industrie 4.0 façonne l’usine nouvelle avec le développement de nouveaux processus ayant recours à l’intelligence artificielle, modernisant et optimisant ainsi ceux-ci. Toutefois, d’une manière générale le changement des mœurs et pratiques opérationnelles en dehors des usines est assez rare.
Cette phobie de la transformation profonde est liée d’une part à l’image véhiculée par le changement industriel qui est souvent très négative en raison du dangereux écho de restructuration et des risques sur les pertes d’emplois qu’elle peut engendrer. L’acception du changement n’est jamais innée. En effet, même au cœur de la pandémie où l’on aurait pu penser que le monde adopterait facilement des mesures préventives le recours au télétravail n’a pas été automatiquement accepté par tous. La soumission volontaire au nouveau régime n’a été le fruit que d’un long combat achevé par la mise en place de lois contraignantes et une uniformisation de l’application du télétravail chez tous les acteurs.
Dans le cas de la France, ce sont les déclarations successives du gouvernement en faveur du confinement généralisé et l’appel au maintien du télétravail même en cas d’accalmie dans la crise qui ont permis aux entreprises du secteur de pérenniser ce moyen de travail et donc de justifier la transformation de ces processus opérationnels. Après avoir expérimenté ce mode de vie pendant plusieurs mois, beaucoup ont pu voir les bénéfices aussi bien chez les employés que chez les industriels et la volonté de maintenir au moins plusieurs jours de télétravail par semaine s’impose petit à petit, soutenue par le gouvernement en cette période d’accalmie. Il y a donc un coût psychique au changement auquel la dynamique collective peut répondre car elle justifie la prise de risque qui est non plus du ressort d’une seule entité mais de son ensemble.
En conclusion, la pandémie a servi de catalyseur au changement en mettant en exergue la faiblesse des systèmes actuels pour la couverture pharmaceutique européenne. Cette pression externe dans laquelle résonnent des aspects purement régaliens, a aussitôt engendré une transformation des processus dans la relation client-fournisseur qui s’est appuyée sur d’importants enjeux économiques et des stratégies difficilement gérables pour beaucoup d’acteurs, même chez les principaux. C’est la volonté politique d’une part qui a permis la création d’un cadre pérenne au changement en institutionnalisant le problème (nécessité de réimplantation européenne), en offrant des solutions financières (IPCEI entre autres), et en dynamitant les normes de travail sous couvert de pragmatisme (recours massif au télétravail). Somme toute, il apparaît donc que la contrainte politique dans un contexte normé est un levier majeur du changement.
Par Aurélien Perrois, Consultant Square Management.
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