La Tribune
– 23 juin 2022
Il y a une dizaine d’années, les dirigeants occidentaux ont ouvert la boîte de Pandore par la mise en place d’une politique économique accommodante, visant initialement à booster la croissance occidentale. L’injection massive d’argent dans les marchés financiers et dans l’économie aura finalement mené à une inflation généralisée, poussant les banques centrales à réagir afin « d’appuyer sur le frein » (Christine Lagarde, 11 mai 2022) afin de tenter de maîtriser ce phénomène économique inquiétant. En mai 2022, le taux d’inflation annuel est estimé à 8,1% en zone euro et 8,3% aux Etats Unis, des niveaux historiquement hauts.
D’abord, il ne faut pas confondre « lutte contre l’inflation » et « lutte contre les effets de l’inflation » au risque d’alimenter celle-ci, voire de provoquer son accélération. Ainsi, la ligne directrice dans ce contexte inflationniste est bien de sauvegarder le pouvoir d’achat sans participer à la hausse des prix. Nous allons voir cependant que certaines propositions politiques peuvent s’avérer plus ou moins efficaces dans ce combat.
En effet, des aides de l’Etat peuvent paraître bénéfiques pour les Français, mais finalement néfastes dans la lutte contre l’inflation. L’indexation des retraites sur l’inflation, la revalorisation des minima sociaux, l’augmentation du point d’indice des fonctionnaires et plus généralement des hausses de salaire dans le secteur privé reviendront in fine à alimenter la hausse des prix. Bien que difficile à concevoir, de telles mesures auront pour effet d’alimenter la boucle « prix-salaires » : un vieux phénomène économique. Théorisé par l’économiste Alban Phillips, un contexte de plein-emploi entraîne une accélération de l’inflation. En mai 2022, la France compte 7,3% de chômeurs, selon les derniers chiffres de l’Insee, son plus bas niveau depuis 2008 (« Le plein-emploi est à portée de main, le taux de chômage est au plus bas depuis 15 ans, le taux de chômage des jeunes est au plus bas depuis 40 ans et jamais autant de Français n’avaient eu un travail » Première ministre française E. Borne, 23 mai 2022). Dans une telle conjoncture, les entreprises font face à un manque de main d’œuvre, créant un rapport de force favorable aux salariés. Les entreprises sont donc plus enclines à augmenter les salaires. La hausse des salaires alimentant dans un premier temps le pouvoir d’achat, les sociétés peuvent répercuter la hausse des coûts de production dans les prix de vente (« pricing power ») afin de maintenir leur niveau de marge. On comprend ainsi l’écueil d’une telle spirale économique : hausse des salaires pour compenser l’inflation, hausse des prix des entreprises pour payer les salaires s’alimentant et se renforçant mutuellement.
Dans ce contexte de marché de l’emploi très favorable, un nouveau phénomène porté par les Etats Unis est à ajouter dans cette équation, celui de la Grande Démission (« Great Quit »). Cette fuite massive du marché du travail salarié comme suite logique des dérives du modèle capitaliste moderne et de la pandémie est un phénomène ayant déjà touché concrètement les Etats Unis et qui fait son apparition dans les médias en France. En 2021, aux Etats Unis (selon le Bureau of Labor Statistics), un record de plus de 47 millions d’Américains ont volontairement quitté leur emploi, soit presque 30% de la population active, ce qui s’inscrit dans une tendance à long terme depuis plus de dix ans. Un phénomène comparable est observable en France, les chiffres de la Dares (service de statistiques du ministère du Travail) concernant les mouvements de main d’œuvre confirment cette tendance : plus de 2,2 millions de démissions (80%) et ruptures conventionnelles (20%) sur 2021 — niveau le plus important depuis plus de dix ans et qui s’inscrit également dans une tendance de long terme (voir schéma ci-dessous). Ce phénomène vient donc mettre un peu plus de pression sur les employeurs et renforce la position des salariés, les mettant dans une position préférentielle pour prétendre à des hausses de salaire.
Spirale “prix-salaire” : un risque réel ?
Par exemple, la mobilisation des outils de partage de la valeur avec le versement de primes liées à la performance de l’entreprise (intéressement) et à une quote-part de ses bénéfices (participation) ainsi que la mise en place d’une épargne salariale est une solution vertueuse. Ce dispositif, promu de longue date par Bruno Lemaire (ministre de l’Économie) fait partie des demandes prioritaires aux organisations patronales afin qu’il soit étendu (en particulier auprès des PME et TPE) et rendu obligatoire dès lors qu’une société verse des dividendes. Décrié, le partage de la richesse dans l’entreprise fait pourtant partie des outils pour améliorer le pouvoir d’achat. Il ne s’agit là pas nécessairement d’une hausse de revenus pour les salariés, mais également d’avoir accès à une épargne par le versement de primes liées à la performance de l’entreprise. Les salariés pourront donc bénéficier d’une épargne exonérée d’impôt sur le revenu, à utiliser sous des conditions établies et peu contraignantes (acquisition d’un logement principal par exemple) ce qui participera concrètement à renforcer le pouvoir d’achat, sans alimenter l’inflation au niveau des salaires.
De même, l’aide de l’Etat permettant de limiter les effets de la hausse des prix dans le secteur de l’énergie, le bouclier énergétique, correspond à un abaissement de la taxation par l’Etat sur les factures des ménages. Le contexte géopolitique et logistique transitoire est préjudiciable pour les ménages et pour l’Etat, tandis que producteurs et distributeurs d’énergies voient leurs bénéfices exploser (chiffre d’affaires sur le premier trimestre 2022 de Engie et Total Energies en hausse respectivement de 51% et 57%). En effet, cette hausse des prix de l’énergie est liée à la spéculation sur les marchés et ne s’accompagne pas d’une variation du coût de production de celle-ci. La société EDF, propriété de l’Etat français à plus de 80% et grand distributeur de dividendes, voit quant à elle son chiffre d’affaires sur le premier trimestre 2022 augmenter de 62%, ce qui devrait permettre de compenser ce manque à gagner pour l’administration publique. La mise en place de ce bouclier est donc une mesure efficace pour préserver le pouvoir d’achat des Français sans impacter l’inflation.
Enfin, on peut citer une autre mesure qui va rogner sur les recettes de l’Etat français : la baisse des impôts de production. Bénéficiant plus particulièrement aux secteurs exposés à la concurrence internationale comme l’industrie, où les coûts de production ont fortement augmenté (hausse du prix de la matière première), cette mesure est la bienvenue pour permettre aux sociétés de faire face à la conjoncture difficile, renforçant leur marge de manœuvre afin d’éviter des licenciements ou autres effets néfastes pour les travailleurs. Pour aller plus loin, une baisse des charges patronales et salariales serait un moyen très efficace d’augmenter la rémunération nette des salariés sans augmenter le coût du travail et plus généralement les prix. Globalement, dans un pays où le travail est davantage taxé que le capital (30% de taxation pour tous les actionnaires depuis la mise en place du PFU), tous ces types de mesure seraient les bienvenues et participeraient à une certaine justice économique. Cela impliquerait pour l’Etat un manque à gagner, à compenser par une baisse des dépenses publiques ou bien par une plus forte taxation du capital afin de ne pas aggraver le déficit public.
Pour conclure, il est à remarquer que la France paiera prochainement plus cher le refinancement de la dette à cause de la remontée des taux d’intérêts des banques centrales. Le poids de la dette nationale sera donc un autre élément à surveiller et avec lequel il faudra composer dans les prochains mois. En mettant bout à bout ces différents éléments, nous pouvons entrevoir la complexité de la prise de décision pour l’effectif dans ce contexte qui est le nôtre et analyser la pertinence des récentes propositions politiques.
Par Martin Pirez, Consultant Square.
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