La Tribune
Les nouvelles monnaies s’émancipent des plateformes traditionnelles
Plus important encore est le bouleversement engendré par la création, par la Banque Populaire de Chine (BPC), de la première monnaie numérique pilotée par une banque centrale : le e‑CNY ou e‑yuan. Cette monnaie numérique, dont la valeur équivaut à celle du renminbi, permet de se soustraire à tout système de messagerie interbancaire, et rend possible des échanges en renminbi comparables à des échanges en liquides, à la différence près que la banque centrale chinoise peut en surveiller les mouvements. C’est là la force de cette monnaie numérique étatique : la banque centrale chinoise offre un moyen de réaliser des transactions simplifiées, rapides et sécurisées, exemptes de tout contrôle occidental, ce qui présente un intérêt certain pour les pays soumis à des sanctions américaines. En revanche, elle dispose avec exclusivité d’un droit de regard sur les échanges, conservant ainsi une longueur d’avance sur les autres agences gouvernementales.
À chaque bloc sa plateforme
Créé en 2014 au moment de la guerre du Donbass, le SPFS offre à ses 4OO banques participantes, dont l’adhésion est tenue secrète, les mêmes fonctionnalités que SWIFT. Du moins sur le papier, car en réalité, la portée du SPFS est bien moindre comparée à celle de SWIFT, qui bénéficie d’une longueur d’avance grâce à ses quelques 11 000 membres et ses 50 ans d’expérience et de notoriété (1). Les échanges via SPFS ont toutefois représenté 20% du trafic SWIFT mondial en 2020 (2), et l’attrait pour cette alternative russe croît. La presse russe fait ainsi état de négociations avec l’Union économique eurasiatique, avec ses partenaires du BRIC, en particulier la Chine, ou encore avec la Turquie et l’Iran, afin de permettre l’utilisation du SPFS pour les paiements en roubles.
Plateformes et cryptomonnaies deviennent de nouveaux instruments de souveraineté
La volonté de se soustraire au système occidental incarné par SWIFT favorise le rapprochement de ces États. Si l’on considère à nouveau les systèmes de messagerie interbancaires, le CIPS chinois semble être une alternative solide et plus développée que le SPFS, qui pourrait envisager de s’y associer. Le China International Payments System, dispositif de paiement transfrontalier mis en place par la banque centrale chinoise en 2015, a pour objectif principal de favoriser l’internationalisation du renminbi. Avec 1 280 institutions financières y participant (4), sa portée est autrement plus importante que celle du SPFS. Aujourd’hui, le CIPS repose toujours étroitement sur SWIFT pour les échanges transfrontaliers. Mais le dispositif a le potentiel pour fonctionner en toute indépendance, offrant ainsi à ses participants la possibilité de réaliser des opérations en dehors de tout contrôle américain et de la domination du dollar.
Autre exemple de rapprochement d’états ennemis des États-Unis : le rapprochement Iran-Russie. Deux pays soumis à des sanctions occidentales, qui ont donc désespérément besoin d’alternatives aux circuits financiers occidentaux. En mars 2022, le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, annonçait que les deux pays collaboraient étroitement pour contourner les sanctions occidentales. De son côté, l’Iran envisage d’intégrer le SPFS russe (5).
Un rapprochement entre l’Iran et la Russie, une association entre le SPFS et le CIPS chinois, autant d’initiatives qui laissent entrevoir l’émergence de circuits financiers parallèles. Ces circuits doivent permettre à des États aujourd’hui soumis, via SWIFT notamment, au contrôle des États-Unis, de poursuivre leurs échanges transfrontaliers sans avoir à tenir compte des règles et sanctions occidentales. Cela ouvre la voie à la création d’un groupe de pays émancipés du dollar, réalisant leurs opérations en renminbi ou encore en roubles, et développant ainsi des débouchés économiques propres dont seraient privés les États occidentaux.
Ces derniers, l’Union européenne en tête, risquent bien d’être les principales victimes de ces évolutions. En effet, en se conformant aux règles américaines et en appliquant les sanctions économiques qui en découlent, l’Union européenne se prive de marchés et de débouchés importants. Si les sanctions s’imposent principalement à des pays ayant enfreint des valeurs fondamentales de l’UE ou ayant porté atteinte à l’Occident, cela n’empêche pas que ces pays représentent des perspectives économiques importantes. En s’excluant de ces marchés, l’Union européenne s’expose au risque de se voir prise en étau entre les États-Unis d’une part et de l’autre un groupe d’États s’associant de fait, dans un but purement économique, pour développer des marchés et des échanges financiers affranchis de la domination américaine.
Il semble que l’émergence de concurrents toujours plus sérieux de SWIFT soit symptomatique d’un changement de paradigme dans la sphère économique, où le poids de l’Occident et de ses outils financiers déclineraient au profit d’alliances nouvelles. Dans un monde où l’influence des États-Unis pourrait reculer et où se forment de nouveaux marchés imperméables à cette influence, il convient pour l’UE et les institutions financières européennes de considérer avec intérêts les alternatives naissantes.
Sources
Par Anne-Ellen Penfrat, Consultante Senior et Astrid Viaud, Consultante Senior Square Management.
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