Select Page

La Tribune

– le 18 octobre 2022
Le déclenchement de la guerre en Ukraine a offert une exposition médiatique à un système jusque-là assez discret : la plateforme SWIFT. 
La plateforme de messagerie standardisée de transferts interbancaires SWIFT, mise à disposition par la Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunications, permet d’opérer simplement et rapidement des mouvements de fonds entre établissements bancaires, tout en offrant la possibilité de tracer les mouvements réalisés. À ce titre, elle constitue une cible de choix pour les États-Unis dans leur panoplie de sanctions. Si puissante soit-elle, la plateforme commence à se voir concurrencée par des dispositifs alternatifs. Ceux-ci, développés par la Russie, ou encore la Chine, remettent en question l’hégémonie de SWIFT, et par contagion celle du dollar, amoindrissant d’autant l’efficacité des sanctions économiques occidentales.

Les nouvelles monnaies s’émancipent des plateformes traditionnelles

Si la grande majorité des échanges interbancaires passent aujourd’hui par SWIFT, des moyens de le contourner existent déjà. L’émergence des crypto-monnaies et l’utilisation de la blockchain facilitent grandement la chose. Elles sont déjà utilisées par de nombreuses entreprises Fintech, pour qui les transactions transfrontalières sont non seulement facilitées, et qui peuvent ainsi se soustraire au contrôle des États-Unis et à ses exigences en termes de conformité. Rappelons que, bien que SWIFT soit une société indépendante, établie et basée en Belgique depuis 1973, elle est néanmoins étroitement contrôlée par les États-Unis. Ceux-ci ont obtenu un droit de regard sur le système à la suite des attentats du 11 septembre 2001, officiellement pour favoriser la lutte contre le terrorisme.

Plus important encore est le bouleversement engendré par la création, par la Banque Populaire de Chine (BPC), de la première monnaie numérique pilotée par une banque centrale : le e‑CNY ou e‑yuan. Cette monnaie numérique, dont la valeur équivaut à celle du renminbi, permet de se soustraire à tout système de messagerie interbancaire, et rend possible des échanges en renminbi comparables à des échanges en liquides, à la différence près que la banque centrale chinoise peut en surveiller les mouvements. C’est là la force de cette monnaie numérique étatique : la banque centrale chinoise offre un moyen de réaliser des transactions simplifiées, rapides et sécurisées, exemptes de tout contrôle occidental, ce qui présente un intérêt certain pour les pays soumis à des sanctions américaines. En revanche, elle dispose avec exclusivité d’un droit de regard sur les échanges, conservant ainsi une longueur d’avance sur les autres agences gouvernementales.

À chaque bloc sa plateforme

À cette première initiative qui fait appel aux technologies nouvelles, s’ajoute celle de la Russie avec le SPFS, dont le développement a été favorisé par le conflit russo-ukrainien et les sanctions américaines qui en ont découlées. Le Financial Message Transfer System (SPFS), système de messagerie interbancaire développé par la banque centrale russe est un pare-feu sans équivoque mise en place par la Russie pour faire face aux éventuelles sanctions occidentales auxquelles l’expose ses velléités expansionnistes.

Créé en 2014 au moment de la guerre du Donbass, le SPFS offre à ses 4OO banques participantes, dont l’adhésion est tenue secrète, les mêmes fonctionnalités que SWIFT. Du moins sur le papier, car en réalité, la portée du SPFS est bien moindre comparée à celle de SWIFT, qui bénéficie d’une longueur d’avance grâce à ses quelques 11 000 membres et ses 50 ans d’expérience et de notoriété (1). Les échanges via SPFS ont toutefois représenté 20% du trafic SWIFT mondial en 2020 (2), et l’attrait pour cette alternative russe croît. La presse russe fait ainsi état de négociations avec l’Union économique eurasiatique, avec ses partenaires du BRIC, en particulier la Chine, ou encore avec la Turquie et l’Iran, afin de permettre l’utilisation du SPFS pour les paiements en roubles.

Plateformes et cryptomonnaies deviennent de nouveaux instruments de souveraineté

Face à un SWIFT contrôlé par les États-Unis, au sein duquel 41,8% des instructions de paiements sont réalisées en dollar (3), l’émergence d’un système alternatif apparait comme un moyen de se départir du système occidental et d’en contourner les circuits financiers. Il ouvre la perspective d’une émancipation politico-idéologique et financière pour les pays non occidentaux.

La volonté de se soustraire au système occidental incarné par SWIFT favorise le rapprochement de ces États. Si l’on considère à nouveau les systèmes de messagerie interbancaires, le CIPS chinois semble être une alternative solide et plus développée que le SPFS, qui pourrait envisager de s’y associer. Le China International Payments System, dispositif de paiement transfrontalier mis en place par la banque centrale chinoise en 2015, a pour objectif principal de favoriser l’internationalisation du renminbi. Avec 1 280 institutions financières y participant (4), sa portée est autrement plus importante que celle du SPFS. Aujourd’hui, le CIPS repose toujours étroitement sur SWIFT pour les échanges transfrontaliers. Mais le dispositif a le potentiel pour fonctionner en toute indépendance, offrant ainsi à ses participants la possibilité de réaliser des opérations en dehors de tout contrôle américain et de la domination du dollar.

Autre exemple de rapprochement d’états ennemis des États-Unis : le rapprochement Iran-Russie. Deux pays soumis à des sanctions occidentales, qui ont donc désespérément besoin d’alternatives aux circuits financiers occidentaux. En mars 2022, le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, annonçait que les deux pays collaboraient étroitement pour contourner les sanctions occidentales. De son côté, l’Iran envisage d’intégrer le SPFS russe (5).

Un rapprochement entre l’Iran et la Russie, une association entre le SPFS et le CIPS chinois, autant d’initiatives qui laissent entrevoir l’émergence de circuits financiers parallèles. Ces circuits doivent permettre à des États aujourd’hui soumis, via SWIFT notamment, au contrôle des États-Unis, de poursuivre leurs échanges transfrontaliers sans avoir à tenir compte des règles et sanctions occidentales. Cela ouvre la voie à la création d’un groupe de pays émancipés du dollar, réalisant leurs opérations en renminbi ou encore en roubles, et développant ainsi des débouchés économiques propres dont seraient privés les États occidentaux.

Ces derniers, l’Union européenne en tête, risquent bien d’être les principales victimes de ces évolutions. En effet, en se conformant aux règles américaines et en appliquant les sanctions économiques qui en découlent, l’Union européenne se prive de marchés et de débouchés importants. Si les sanctions s’imposent principalement à des pays ayant enfreint des valeurs fondamentales de l’UE ou ayant porté atteinte à l’Occident, cela n’empêche pas que ces pays représentent des perspectives économiques importantes. En s’excluant de ces marchés, l’Union européenne s’expose au risque de se voir prise en étau entre les États-Unis d’une part et de l’autre un groupe d’États s’associant de fait, dans un but purement économique, pour développer des marchés et des échanges financiers affranchis de la domination américaine.

Il semble que l’émergence de concurrents toujours plus sérieux de SWIFT soit symptomatique d’un changement de paradigme dans la sphère économique, où le poids de l’Occident et de ses outils financiers déclineraient au profit d’alliances nouvelles. Dans un monde où l’influence des États-Unis pourrait reculer et où se forment de nouveaux marchés imperméables à cette influence, il convient pour l’UE et les institutions financières européennes de considérer avec intérêts les alternatives naissantes.

Sources

(1) « Le système de paiement SWIFT concurrence de toutes parts», Le Nouvel Economiste, 03/11/2021 (2) Benoît Theunissen, « Moscou tente de gagner son indépendance vis-à-vis de Swift », Paperjam News, 22/04/2022 (3) Barry Eichengreen, « Sanctions, SWIFT, and China’s Cross-Border Interbank Payments System », Center for Strategic and International Studies, 20/05/2022 (4) Huileng Tan, « China and Russia are working on homegrown alternatives to the SWIFT payment system. Here’s what they would mean for the US dollar », Business Insider, 20/04/2022 (5) Jordan Le Galloet Virna Rizzo, « La résurrection de l’accord sur le nucléaire iranien », Le Nouvel Economiste, 13/04/2022

Par Anne-Ellen Penfrat, Consultante Senior et Astrid Viaud, Consultante Senior Square Management.

Share This