Les Echos
– le 02 novembre 2023
Principe porté par la directive européenne CSRD, la double matérialité prend en compte à la fois les impacts des normes ESG sur la performance de l’entreprise et les conséquences de l’action de l’entreprise sur l’environnement. Cette deuxième dimension est essentielle, estime Franck Amalric.
La seule attention aux risques environnementaux est insuffisante pour enclencher la transition. Le principe de double matérialité au coeur de la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) suscite encore de vifs débats. Emmanuel Faber , président de l’International Sustainability Standard Board (ISSB), dénonçait ainsi récemment le « simplisme » et les « illusions » de ce principe, au regard de l’efficacité de la simple matérialité adoptée par l’ISSB. La double matérialité dit que l’entreprise doit fournir des informations sur la manière dont les évolutions du monde vont l’impacter (perspective financière), et sur la manière dont elle impacte les facteurs de durabilité (perspective impact). L’entreprise doit ainsi servir deux groupes d’utilisateurs : les « investisseurs qui souhaitent mieux comprendre les risques et les opportunités que présentent les questions de durabilité pour leurs investissements et les incidences de ces investissements sur la population et l’environnement » ; et « les acteurs de la société civile […] qui souhaitent que les entreprises rendent mieux compte de leurs incidences sur la population et l’environnement ».
« Tragédie des horizons »
Ce faisant, la CSRD sert aussi un troisième groupe, les « parties intéressées touchées » par les activités de l’entreprise, puisque la publication d’informations sur les incidences qu’elles subissent leur donne une voix à destination de tout acteur intéressé à les écouter. La perspective impact promeut ainsi une logique de reconnaissance et d’objectivation des impacts de l’entreprise sur les personnes et l’environnement, indépendamment de toute considération financière. Emmanuel Faber a raison de dire que le choix d’un concept de matérialité doit servir l’objectif politique de transition écologique. Aussi, la pertinence de la double matérialité doit s’évaluer au regard d’une conception de cette transition. À ce sujet, deux propositions sont aujourd’hui bien établies. D’abord, que la seule attention aux risques environnementaux est insuffisante pour enclencher la transition. Mark Carney, alors gouverneur de la Banque d’Angleterre, l’avait expliqué dans son discours sur la « tragédie des horizons » : l’horizon temporel des risques considérés par les acteurs économiques est court par rapport à celui du risque climatique pour la société, et donc la gestion des premiers ne peut pas contenir le second. De plus, la transition doit avoir une dimension culturelle basée sur l’attention portée à l’autre, car elle n’a de sens que dans une perspective globale et de long terme.
Respect de l’environnement
Ces deux propositions suggèrent que l’application du principe de simple matérialité aura des effets limités du fait de l’étroitesse de son prisme. Elles éclairent également l’apport de la perspective impact, qui est d’ouvrir un espace pour la prise en considération de la dignité humaine dans un document comptable. Est-ce désirable de faire cela ? Oui ! Car, cela affirme qu’une entreprise n’est pas juste une entité économique, mais qu’elle est aussi le lieu où se noue une multiplicité de relations entre diverses parties prenantes, et donc que la valeur économique qu’elle crée doit être évaluée par rapport à sa capacité à insuffler le respect mutuel entre ces parties prenantes. Dans le contexte actuel, cette affirmation est doublement importante : elle rappelle que l’on ne peut plus faire comme si l’entreprise ne générait pas d’effets externes ; et elle participe à activer l’attention à l’autre comme facteur contributif à la transition. La mise en œuvre de la CSRD peut-elle se hisser à la hauteur de cette ambition ? La réponse est simple : cela dépend de nous. Il ne s’agit pas de demander l’impossible aux entreprises, comme de fournir ou d’utiliser des données qui n’existent pas. Mais toutes les entreprises sont en mesure de respecter l’esprit de la directive, à savoir s’interroger honnêtement sur leur capacité à générer de la valeur économique tout en respectant les hommes et femmes qui participent à leur chaîne de valeur, ainsi que les piliers environnementaux de notre « maison commune ».
Par Franck Amalric, Expert chez Square Management.